Fraises des bois

La mer avait mis robe grise et voile rouge
Et moi j’avais mis ma robe rouge il fallait ça
Pour me confondre avec les fraises des bois
Que tu cueillais parfois

De grands ponts s’élançaient vers d’autres rives
Mats et clochers prouvaient que l’on pouvait
Tenir sans bouger sur la pointe des pieds
Je n’avais caractère si bien trempé
Je vacillais un peu sous les pensées

Et les grues des chantiers paradaient dépeçaient
Les bateaux à leurs pieds ventres nus de noyés
Gonflés et craquelés je ne savais soigner
Que peu d’oiseaux bien peu de chats abandonnés
« Peu mieux faire » on disait, toujours dans ses pensées

J’aimais déchiffrer le grec des frontons
Sans connaître les lettres je bluffais
« Perd son temps » on disait, on ne voyait
mes mains vides mon cœur sous mon chapeau
ma carriole sans cave et sans carreaux

sous les ponts des chantiers des camions s’amenaient
déchargeaient des bonbonnes lourdes comm’ des baronnes
les hommes s’exilaient les enfants s’amusaient
sous mon chapeau pensée la révolte dansait
« insolente » on disait « ne baisse pas les yeux »

mais le camion démarrait sans pleurer
sur les douze enfants asphyxiés
épargnés pourtant par l’ogre on disait
« les choses entrent dans l’ordre » on lorgnait
cette étrange rescapée que j’étais

les flèches se figeaient dans mon chapeau pensées
il allait s’envoler quand le gaz carbonique
un peu se dissipait par effet mécanique
et de nouveau devant des clochers des enfants
le paysage flou et l’horizon au bout

La mer avait mis robe grise et voile rouge
J’avais mis ma robe rouge il fallait ça
Pour me confondre avec les fraises des bois
Que tu cueillais parfois

SABINE
DRABOWITCH